Article paru dans la Tribune de l’Agefiactifs n°775 du 26 juin au 9 juillet 2020 – Rédaction : Maître MARC DELASSUS.

Le démembrement ab initio de titres sociaux

Pratique et conséquences juridiques

Le démembrement de propriété ab initio est l’opération par laquelle une société (Ci-ap. «Sté») attribue des titres sociaux démembrées en contrepartie des apports qu’elle a reçus. un associé souscrit la nue-propriété (ci-ap. « NP ») et l’autre l’usufruit (ci-ap. « U ») des titres. Ainsi, il n’y a pas lieu de procéder à une opération intercalaire. On ne décompose pas l’opération en 2 étapes mais on obtient le même résultat en une seule. 

Ce schéma est rejeté par nombre d’auteurs dont certains s’alarment de sa dangerosité (v. J.P Garçon, « Un montage inquiétant, le démembrement de propriété ab initio par apport en numéraire », JCP N2003). Leurs 2 arguments principaux sont les suivants :

« Il est impossible de démembrer un bien qui n’existe pas » ;

« Seules des parts en pleine propriété peuvent rémunérer un apport en société

Lorsque l’on souhaite démembrer les titres d’une «Sté», il est nécessaire selon cette doctrine de procéder en 2 temps.

  1. on constitue une «Sté» en rémunérant les apports par des titres en pleine propriété.
  2. Dans une 2ème phase, on procède à la transmission de l’«U» selon 2 manières distinctes :
  • L’acte à titre gratuit : la donation des titres avec réserve d’«U»
  • L’acte à titre onéreux : l’échange

Le professeur J. Derruppé, avait milité pour la validité juridique du démembrement ab initio. Il affirmait qu’il n’y avait aucune raison de prohiber le recours à une seule étape au lieu de 2. Le but recherché est identique selon que l’on décompose l’opération ou que l’on procède au démembrement dès la constitution. Dès lors, il n’y aurait aucune opposition pour y parvenir en ayant recours à une seule opération. Aucun fondement juridique ne permet de refuser cette méthode. Il existe tout au plus des arguments qui peuvent être contestés. Pour démontrer la validité juridique du démembrement ab initio, il est nécessaire de distinguer les 2 cas où il se présente.

  1. L’apport en nature d’un bien démembré 

Dans cette hypothèse, le nu-propriétaire et l’usufruitier d’un bien décident ensemble d’apporter leurs droits réels respectifs à une personne morale. Cette dernière se trouve alors pleins propriétaires du bien apporté.

La rémunération de cet apport peut prendre 2 formes. Les apporteurs peuvent recevoir des droits sociaux de même valeur en pleine propriété. Il est également possible de rémunérer ces apports en attribuant la «NP» des titres sociaux au nu-propriétaire du bien apporté et l’«U» des mêmes titres à l’usufruitier du même bien. Ainsi, dès la constitution de la «Sté», les droits sociaux sont démembrés.

Ce procédé repose sur la subrogation réelle conventionnelle. Si par principe, les apports sont rémunérés par des titres en pleine propriété, celui-ci n’est ni d’ordre public, ni exempt d’exceptions. Les parties peuvent convenir que le démembrement portant sur le bien apporté se reporte sur les parts attribuées. L’administration a elle-même validé le principe (RM 48735 : JOAN 27 nov. 2000, p. 6756).

Rien n’interdit que l’apport en nature d’un bien démembré soit rémunéré par des titres sociaux démembrées. 

  1. L’apport en pleine propriété en nature ou en numéraire

Le propriétaire d’un bien apporte la pleine propriété de ce bien et reçoit en rémunération de cet apport l’«U» ou la «NP» des droits sociaux.

C’est ce cas qui suscite le plus de contestation. 2 arguments sont avancés :

  • L’un est issu du droit des biens et consiste à dire qu’il est impossible de démembrer un bien inexistant, d’autant plus quand la subrogation réelle ne peut pas jouer
  • L’autre est issu du droit des sociétés et consiste à dire que l’apporteur en pleine propriété ne peut se voir attribuer que des titres en pleine propriété car seule représentative de la qualité d’associé. Étant donné que l’usufruitier n’est pas associé, on ne peut pas rémunérer un apport par l’«U» de droits sociaux.

Ces 2 arguments ne résistent pas à une analyse approfondie. Si l’on considère que le démembrement est une aliénation, nous pouvons parfaitement considérer qu’il puisse s’effectuer sur un bien nouvellement créé. En effet, la VEFA constitue également une aliénation sur un bien en cours de construction. Dans les 2 cas, on opère une aliénation sur un bien futur (la VEFA peut parfaitement s’effectuer en démembrement ab initio). Le 1er argument est donc inopérant.

Par ailleurs, si l’on fait référence au droit des biens, il est utile de rappeler l’art.579 du CCiv. qui prévoit que l’«U» est établi par la loi ou par la volonté de l’homme. Cette disposition oppose l’«U» légal et l’«U» conventionnel. Partant de là, lorsque l’«U» est conventionnel, le principe demeure celui de la liberté contractuelle. Il s’agît d’un principe à valeur constitutionnelle qui ne saurait être remis en cause. Dès lors, aucune disposition légale n’interdit le démembrement ab initio de titres sociaux.

Le 2ème argument repose sur l’absence de qualité d’associé de l’usufruitier. La jurisprudence ne s’étant jamais opposé à la qualité d’associé de l’usufruitier, cet argument reste incertain. En effet, la CCass. n’a jamais dénié à l’usufruitier la qualité d’associé, ce débat agite la doctrine depuis plusieurs dizaines d’années. Faire reposer une argumentation sur une simple affirmation est inopérant.

Par ailleurs, l’évolution jurisprudentielle et législative autorise contractuellement de conférer à l’usufruitier des prérogatives tant en droit financier qu’en droit de vote ne permettant plus de prétendre que l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé. Comment peut-on refuser à ce dernier cette qualité alors qu’il peut se voir conventionnellement attribuer des droits et des prérogatives supérieurs au nu propriétaire.

Au regard du droit des «Stés», le caractère contractuel est la base même de l’existence de la «Sté». Le caractère institutionnel de la «Sté» ne représentait autrefois un intérêt que pour légitimer les règles d’ordre public. Aujourd’hui, cette distinction n’est plus d’actualité dans la mesure où la conception même d’ordre public fait partie intégrante du droit des contrats (voir M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy «Droit des sociétés» 30e édition LexisNexis n10).

La «Sté» est une entité transformatrice des droits des associés. Dès sa constitution, en rémunération de l’apport de droits mobiliers ou immobiliers, l’apporteur se voit attribuer des valeurs mobilières. Les droits conférés sont de valeur équivalente à l’apport mais sont de nature différente. Le droit réel a donc été transformé en prérogatives attachées à la qualité d’associé. On conçoit d’autant plus difficilement que le démembrement ab initio soit prohibé dans la mesure où les droits conférés en contrepartie de l’apport sont aussi d’égale valeur mais de nature différente. 

La «Sté» est encore transformatrice des droits des associés lorsqu’elle rend possible l’émission d’actions de préférence au bénéfice d’un associé qui verra ses droits amplifiés au détriment des autres. A l’inverse, il lui est encore possible d’agir comme une entité réductrice de droits lorsqu’elle prévoit une majorité plus élevée que ce que la loi prévoit pour l’adoption de certaines décisions (le soi-disant principe d’égalité entre associé n’existe que dans l’esprit de ses auteurs)

S’il fallait encore démontrer la capacité transformatrice de droits de la «Sté», on pourrait évoquer sa capacité à modifier la qualification juridique d’un bien. C’est le cas des dividendes, qui participent de la nature des fruits par principe, mais sont assimilés à des produits dès lors qu’ils sont placés en réserves. Le pacte social pourrait donc influer sur la qualification juridique d’un bien mais ne pourrait pas permettre un démembrement ab initio !

Pour conclure, au travers de ces arguments, il n’existe aucun principe qui interdirait par essence le recours au démembrement ab initio de titres sociaux. Cette méthode a le mérite de constituer une alternative simple et pratique voir moins onéreuse (1 seul acte au lieu de 2) dans la mise en œuvre des stratégies patrimoniales.