Si la raison d’être d’une personne « physique » peut se définir comme la justification de son existence à ses propres yeux, transposer cette notion à une personne « morale » peut, dès l’abord, sembler incongru, nous rappelant ainsi quelques vers du poème d’Alphonse de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc une âme/ Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? … » (1).
Pour autant, la perception de cette notion ne doit pas, à ce stade, rester figée. Une
réflexion juridique plus approfondie nous amène à adopter une vision plus positive. En effet, la raison d’être d’une personne « morale » peut aussi se définir comme la façon dont elle entend jouer un rôle dans la société, et ce, au-delà de sa seule activité économique ou patrimoniale. S’il y a bien une orientation que toute entreprise doit suivre aujourd’hui, c’est tout simplement donner du sens.
La notion de raison d’être s’est démocratisée au fil de l’eau, et son importance est
devenue telle, que les pouvoirs publics n’ont pas hésité à s’emparer du sujet. Par la « loi Pacte » du 22 mai 2019, le législateur l’a alors introduit aux articles 1833 et suivants
du Code civil. Voilà un concept devenu inédit dans la législation, comme dans la jurisprudence, qui siège désormais au même rang que ceux déjà existants : l’objet social et l’intérêt social.
Aussi novateur soit-il, ce concept invite aujourd’hui à s’interroger sur son articulation avec certaines notions connues du droit des sociétés. C’est incontournable. Effectivement, la loi nouvelle opère une confusion quasi systématique entre entreprise et société. Toutefois, ces deux notions ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une simple assimilation.
D’abord, il y a des définitions à intégrer. L’entreprise est la réunion de moyens
matériels et humains, dans le but d’exercer une activité économique. Quant à la société, elle est une technique d’organisation d’un patrimoine personnel ou professionnel pouvant accueillir des biens de nature différente. Ensuite, il y a des règles à comprendre. Toute société n’exploite pas une entreprise (sociétés immobilières ou sociétés holding)
A contrario, toute entreprise n’est pas exploitée par une société (entreprises individuelles). Une chose est sûre : la raison d’être, tel qu’elle figure à l’article 1835 du Code civil(2), est totalement indépendante de la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, ou des sociétés à mission. Pour dire, il est tout à fait envisageable qu’une société opte pour une raison d’être liée à sa gouvernance (société mutualiste ou coopérative) au soutien de projet propre à ses associés ou de nature économique, destiné à favoriser l’actionnariat familial. Enfin, les termes « raison d’être » tendent indubitablement à personnifier la société.
Dans cette idée s’est créé un véritable courant de pensée ; lequel trouve désormais toute sa légitimité par une application récente de la Cour de cassation qui, dans un arrêt rendu le 7 mai 2019(3), donne la possibilité à une société de consentir une libéralité.
Sans pour autant s’attarder sur cette jurisprudence de nature essentiellement fiscale, toute l’importante restera donc, en l’espèce, de pointer cette contradiction d’interprétation qu’opère la Haute juridiction.
Etant précisé ici qu’une libéralité consentie par une personne morale est systématiquement contraire à son intérêt social, puisqu’elle appauvrit l’auteur de cette dernière. Après avoir envisagé une hiérarchie des différents concepts – objet social, intérêt social, et raison d’être – ; nous étudierons les applications pratiques susceptibles d’être retenues dans la structuration des groupes familiaux.
I- La hiérarchie des trois concepts
L’objet de la société ou « objet social » ne bénéficie d’aucune définition légale. C’est la raison pour laquelle cette notion n’imposera aucun développement particulier. Pour le dire simplement et l’appréhender de façon concrète, il faut retenir que l’objet social correspond au type d’activité choisi par les associés quant à l’exercice de leur société, dans un but : réaliser les objectifs escomptés.
L’intérêt social correspond aux bénéfices que la société retire d’une opération. Contrairement à l’objet social, il est à l’origine d’une construction jurisprudentielle destinée à contrôler la validité de certains actes effectués par la société. Par la « loi Pacte » du 22 mai 2019, l’intérêt social fait son entrée au second alinéa de l’article 1833 du Code civil, qui dispose « (…) La société est gérée dans son intérêt social (…) ».
Aussi pertinent soit-il ici de rappeler les dispositions de l’alinéa 1er : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Ainsi, la loi consacre la jurisprudence selon laquelle la société doit agir dans son propre intérêt. Pour rappel, l’intérêt commun des sociétés et l’intérêt social sont deux notions connues du droit des sociétés, et utilisées depuis longtemps.
La première sanctionne principalement les abus de minorité, ou de majorité. Quant à la seconde, elle sanctionne tout acte compromettant la substance même du patrimoine de la société, ou son existence propre. Plus particulièrement, dans les sociétés familiales, l’intérêt commun des associés est aussi important que la notion d’intuitu personae propre aux sociétés de personnes.
Pourtant, la réalité est que la jurisprudence n’a que faire de cette spécificité. D’ailleurs, elle n’a de cesse d’affirmer que tout acte réalisé au nom de la société doit être fait dans le respect du seul intérêt social, quels que soient les motifs ayant animé les associés au moment de la constitution, ou lors de la prise de décision, fût-ce même à l’unanimité.
Dans ces conditions, la Cour de cassation s’obstine à refuser qu’une société, quelle que soit sa forme ou sa nature, accorde une sûreté en
garantie de la dette d’un associé comme étant contraire à son intérêt social ; et ce, malgré le consentement unanime des associés(4).
Tout au plus, la jurisprudence accepte qu’une société, membre d’un groupe, agisse dans un intérêt qui transcende le sien(5)
dès lors que :
*1/ son acte n’est pas totalement déséquilibré ;
*2/qu’il est dicté par l’intérêt économique, social ou financier du groupe, et ;
*3/ qu’il n’excède pas les possibilités financières de la société.
La raison d’être est définie par l’article 1835 du Code civil comme étant « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Il faut donc comprendre que ces « principes » sont intrinsèquement liés à la réalisation de l’activité de la société. La raison d’être contribuera alors à la réalisation de l’objet social, et plus spécifiquement, commandera les moyens de sa réalisation. Précisions qu’elle n’est pas de nature à définir l’activité de la société, comme elle n’a pas vocation non plus à déterminer comment celle-ci doit être exercée.
Il en résulte que les dirigeants devront, dans leur gestion, respecter la raison d’être de la société en tant que clause des statuts. A défaut de quoi, chacun d’eux sera tenu responsable individuellement de la violation de ces derniers, conformément aux dispositions de l’article 1850 du Code civil(6). Quant à l’article 1843-5 de ce même Code, il permettra en quel cas à la société d’obtenir réparation du préjudice social subi(7). Etonnamment, le législateur n’a adopté, relativement à ce concept, aucune disposition particulière, qui pourrait s’inscrire dans la même veine que l’article 1833 du Code civil au sujet de l’intérêt social, précisant ainsi : « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
Toutefois, il semble bien hasardeux de considérer la raison d’être comme une notion relevant simplement des « bonnes intentions ». En fait, si la loi donne l’opportunité aux entreprises d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts, il n’y a rien d’anodin à cela.
D’abord, cette présence s’impose à tous les associés au même titre que le respect de l’objet social, ou toutes les autres dispositions statutaires. Mais plus encore : c’est une façon de les conduire vers un véritable engagement, celui de la transparence publique qui suppose de s’engager aux yeux de tous.
Quelle hiérarchie peut-on établir entre la raison d’être et l’intérêt social ? L’intérêt social doit-il être considéré comme une norme « supranationale » faisant autorité sur toutes les autres ?
Pourquoi faudrait-il considérer la raison d’être de façon subjective ? Et l’intérêt social en toute objectivité ?
Comme précédemment évoqué, il faut bien avoir à l’idée que l’intérêt d’un groupe de sociétés est plus fort que l’intérêt d’une seule des sociétés qui le compose.
D’ailleurs, les travaux parlementaires de la « loi Pacte » précise que « la raison d’être constitue un degré supplémentaire de contraintes par rapport au nouveau champ de l’intérêt social, applicable à toutes les sociétés, mais à un degré moindre que les sociétés à mission ». En conséquence de quoi, intérêt social et raison d’être sont deux notions
complémentaires ; le législateur n’ayant pour sa part établi aucune hiérarchie entre celles-ci.
II- Les applications pratiques dans la structuration des groupes familiaux
S’il y a un type d’entreprises qui saura se saisir de l’opportunité de la raison d’être, c’est le groupe familial. Plus que toute autre entreprise, ce dernier aura l’objectif de la pérennité, et de la transmission de génération en génération. Essentiellement pour cette raison donc, le groupe familial doit s’inscrire dans l’évolution sociétale qui l’entoure, afin d’être adapté à la culture de la génération suivante.
Comme évoqué, la raison d’être des groupes familiaux est la transmission à la génération suivante. Il n’est donc pas question d’objet sociétal, mais d’une véritable raison d’être, qui va au-delà de la recherche du profit animant toute entreprise. Cette motivation s’accompagne évidemment d’une véritable volonté de croissance. Parce que la fierté d’un dirigeant de groupe familial sera d’avoir fait fructifier le capital qu’il aura reçu.
La raison d’être, telle qu’aujourd’hui conçue dans la mouvance de l’inquiétude liée au climat et à l’environnement, peut tout à fait être en phase avec une culture héritée d’un passé, faite de valeurs morales. Plus spécifiquement, dans les groupes familiaux, la dimension humaine et la quête de sens se trouvent sur un terreau plus fertile que dans une société, où les associés n’ont souvent d’autre objectif que la recherche de profit. Dit autrement, il y a une dimension spirituelle et intellectuelle de la raison d’être au sein de ces groupes, que l’on ne retrouvera probablement pas (ou moins) dans les sociétés ordinaires.
En termes de gestion, doter d’une raison d’être les sociétés familiales pourrait permettre aux associés de créer, voire développer, une activité personnelle ou professionnelle qui devrait autoriser ces dernières à consentir, en toute légalité, une sûreté (8) sur leur patrimoine ; le but étant ici de garantir le projet personnel ou professionnel d’un associé.
Tout au plus, il pourrait être exigé d’introduire une notion de proportionnalité dans les statuts. De cette sorte, l’engagement ne mettra pas en péril sa propre existence. Ainsi exprimé, son montant garanti ne pourrait être supérieur à une quote-part du patrimoine de la société, déduction faite de ses propres engagements (9)
Enfin, en poussant ce raisonnement, il semblerait que cet engagement, conforme à la raison d’être, ne puisse être annulé sur le fondement de l’intérêt social. Tout au plus, cet acte serait annulé sur le terrain du droit des sûretés en cas d’engagement disproportionné ou excessif du patrimoine de la société, ou plus exactement, de son actif réévalué.
1 Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses (1830) : Milly, ou la Terre natale (I).
2 L’article 1835 du Code civil dispose : « (…) Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. » (version modifiée par la Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 -169)
(3) V.en ce sens : Cass.com., 7 mai 2019 n° 17-15.621
(4) V.en ce sens : Cass.com 6 janv.2011 n°19-15.299
(5) Comprendre : du groupe auquel elle appartient
(6) L’article 1850 (al.1er) du Code civil dispose « Chaque gérant est responsable individuellement envers
la société et envers les tiers, soit des infractions aux lois et règlements, soit de la violation des statuts,
soit des fautes commises dans sa gestion.»
(7) Sur la voie de l’action sociale ut universi ; encore celle de l’action sociale ut singuli, V. Art.1843- 5, C.civ.
(8) Caution ou hypothèque
(9) Comprendre ; emprunts liés à la détention de son patrimoine